LE DROIT DU TEMPS DE TRAVAIL ADAPTÉ A LA CRISE SANITAIRE ET ÉCONOMIQUE OU MENACÉ PAR ELLE ? Y. Leroy

Yann Leroy

Agrégé des facultés de droit
Professeur de droit privé et sciences criminelles – Université de Haute-Alsace
CERDACC UR 3992

 

A jour le 30 mars 2020

La crise sanitaire et économique causée par la propagation du covid-19 a amené le parlement a voté une loi d’urgence autorisant, notamment, le gouvernement à prendre par ordonnances un certain nombre de mesures permettant de déroger aux règles habituelles en matière de durée du travail, de congés et de repos. S’il s’agit là d’une adaptation très certainement nécessaire compte tenu de la situation inédite que nous vivons, il est essentiel qu’elle soit strictement limitée dans le temps pour ne pas devenir une menace (Ordonnance n° 2020-323 du 25 mars 2020 portant mesures d’urgence en matière de congés payés, de durée du travail et de jours de repos A LIRE ICI ).

POUR SE REPERER

En matière de durée du travail, la loi du 23 mars 2020 votée pour faire face à l’épidémie prévoit que le gouvernement peut prendre par ordonnances différentes mesures, ce qu’il a fait dès le 25 mars.

La première mesure concerne les congés payés. Un accord d’entreprise ou de branche peut autoriser l’employeur à imposer ou à modifier les dates de prise d’une partie des congés payés dans la limite de six jours ouvrables, en dérogeant aux délais de prévenance et aux modalités de prise de ces congés définis par le Code du travail et les conventions collectives applicables. L’ordonnance précise que cette possibilité concerne aussi bien les congés payés acquis que ceux en cours d’acquisition, ajoutant qu’un délai de prévenance d’au moins un jour franc doit, dans tous les cas, être respecté. Elle indique que l’accord collectif peut également autoriser l’employeur à fractionner les congés payés sans être tenu de recueillir l’accord du salarié ou lui permettre de refuser un congé simultané à des conjoints ou des partenaires liés par un pacte civil de solidarité travaillant dans son entreprise.

La deuxième mesure vise les jours de réduction du temps de travail, les jours de repos prévus par les conventions de forfait et les jours de repos affectés sur le compte épargne temps du salarié. Tout employeur peut désormais imposer ou modifier unilatéralement les dates de ces jours de repos, en dérogeant là encore aux délais de prévenance et aux modalités d’utilisation définis dans le Code du travail ou dans les conventions collectives. L’ordonnance impose, ici aussi, un délai de préavis d’un jour franc minimum et limite le nombre total de jours de repos concernés par ces dispositions à dix.

Enfin, dans les secteurs considérés comme « particulièrement nécessaires à la sécurité de la Nation ou à la continuité de la vie économique et sociale », la liste étant fixée par décret, les règles relatives aux durées maximales de travail, au repos hebdomadaire et au repos dominical sont modifiées. Ainsi, sur décision unilatérale de l’employeur, la durée quotidienne de travail maximale peut passer de 10 à 12 heures – de 8 à 12 heures pour un travailleur de nuit, même si, pour ce dernier, cette dérogation est conditionnée à l’attribution d’un repos compensateur égal au dépassement – ; la durée hebdomadaire de travail maximale, en principe fixée à 48 heures, peut être portée à 60 heures ; la durée hebdomadaire de travail maximale sur douze semaines consécutives de 44 heures peut passer à 48 heures – de 40 à 44 heures pour le travail de nuit – ; la durée du repos quotidien peut être réduite jusqu’à 9 heures consécutives, sous réserve de l’attribution d’un repos compensateur égal à la durée du repos dont le salarié n’a pu bénéficier ; le repos hebdomadaire peut être attribué par roulement, dérogeant ainsi à la règle du repos dominical, y compris en Alsace-Moselle.

POUR ALLER PLUS LOIN

Puisque « nous sommes en guerre » face à ce virus, comme l’a répété le Président de la République, il semble compréhensible que le gouvernement ait pris ces mesures pour adapter le droit du temps de travail.

Cette adaptation s’opère, en réalité, de deux manières bien différentes. Les deux premières vagues de mesures permettent à l’employeur d’amortir les conséquences du confinement et de l’inactivité qui en résulte pour son entreprise, en mettant au repos ses salariés, tandis que la troisième série de dispositions permet, au contraire, de mobiliser davantage ces derniers en augmentant la durée pendant laquelle ils peuvent travailler. Ceci étant dit, même si la nature de cet effort n’est pas identique, il s’agit bien, dans les deux cas, de demander aux salariés de participer à l’effort collectif commandé par la pandémie.

Un tel effort est admissible dès lors qu’il reste temporaire et limité. Temporaire, il l’est, sous réserve de ne pas être renouvelé, l’ordonnance prenant soin de préciser que les dérogations mises en œuvre cessent de produire leurs effets au 31 décembre 2020. Limité, il l’est aussi pour les deux premières séries de mesures, seuls six jours de congés payés et dix jours de repos étant concernés. Quoique, une telle réponse fait tout de même des jours de repos, une variable d’ajustement économique et fait peser, sur les salariés, le risque de l’entreprise que l’employeur doit, en principe, seul assumer. Et, au-delà, chacun sait qu’être confiné, ce n’est pas être en congé ou en vacances…

Mais limité, l’effort l’est déjà beaucoup moins pour les dispositions relatives aux durées maximales de travail, au repos hebdomadaire et au repos dominical car l’impact sur la santé des salariés concernés et les risques auxquels ils s’exposent ou exposent les autres en travaillant davantage ne sont pas marginaux. Certes, cela ne vise que les secteurs considérés comme « particulièrement nécessaires à la sécurité de la Nation ou à la continuité de la vie économique et sociale », dont on attend encore la liste. Certes, pour chacun de ces secteurs d’activité, un décret devra préciser, « dans le respect de l’objectif de protection de la santé des travailleurs » est-il indiqué dans l’ordonnance, les catégories de dérogations admises et, dans le respect des limites prévues, la durée maximale de travail ou la durée minimale de repos qui peut être fixée par l’employeur. Certes, est-il encore ajouté, l’employeur qui usera de ces dérogations devra en informer sans délai et par tout moyen le comité social et économique ainsi que le directeur régional des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi. Il n’empêche rétablir, même dans ces circonstances, la semaine de 60 heures, c’est un terrible retour en arrière de plus d’un siècle ! Et c’est une vraie menace pour la santé des travailleurs concernés. Faire travailler jusqu’à 60h par semaine, avec des pauses réduites et des dérogations au repos dominical, des salariés risque d’en mener plus d’un tout droit vers un « burn out ». Rappelons que, si la directive européenne 2003/88 prévoit, notamment, un repos quotidien obligatoire de 11 heures et une durée maximale hebdomadaire de 48 heures maximum, c’est dans le but de garantir un niveau de protection minimale à l’ensemble des travailleurs européens. N’oublions donc jamais que le droit du temps de travail est un champ spécifique qui a toujours été pensé comme un élément de protection de l’individu au travail, de protection de la santé du salarié. Le modifier de la sorte revient, dès lors, à supprimer certaines des protections mises en place.

L’adaptation se mue alors en une menace et ce, d’autant plus, si l’effort n’est pas partagé par tous. Il ne faudrait pas qu’une telle mesure en vienne à faire reposer la majeure partie de la pression de la crise sanitaire sur les travailleurs et permette de nombreux abus dans certains secteurs où les employeurs n’hésiteront pas à forcer le travail pour continuer à faire du profit. A ce sujet, l’appel du ministre de l’économie à toutes les entreprises bénéficiant d’un report de charges ou ayant accès au dispositif d’activité partielle « à faire preuve de la plus grande modération en matière de versement de dividendes » est bien le minimum que l’on puisse attendre. Reste à espérer que ce ne soit pas un vœu pieux car, sur ce point, aucune disposition n’a été prise, ni dans la loi d’urgence sanitaire, ni dans les ordonnances qui l’ont suivi, alors qu’il est parfaitement possible d’interdire à ces entreprises de verser, pendant une période limitée là aussi, des dividendes à leurs actionnaires.

Que l’on ne se méprenne pas sur mes propos : la situation est exceptionnelle et appelle sans aucun doute des mesures exceptionnelles. Mais il faut que les efforts demandés aux salariés soient partagés par d’autres et qu’ils restent proportionnés à l’exigence de lutte contre la pandémie. Au-delà, il faut que cette solidarité, réclamée à juste titre par le gouvernement, ne soit pas unilatérale et ne se limite pas à ces temps de crise. Il faut donc espérer – mais j’avoue avoir peine à y croire – que cet épisode dramatique soit l’occasion de changer de paradigme et de passer d’une logique placée sous l’égide des calculs d’utilité économique à une logique de solidarité. Car, au fond, nous ne luttons pas seulement contre un virus, mais contre un modèle qui a fragilisé ce que l’on nomme l’Etat social…

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