NUCLÉAIRE : LES ENJEUX DU DÉMANTÈLEMENT, M. Léger

Marc Léger

Professeur émérite de l’Institut national des sciences et techniques nucléaires (INSTN)

 

Depuis quelques décennies déjà, le démantèlement est devenu la « grande affaire » du secteur nucléaire, tant il mobilise les praticiens et suscite l’attention des observateurs. Aussi bien en France qu’à l’étranger. A se demander même s’il ne constitue pas l’avenir du nucléaire !

Plusieurs causes à ce phénomène à la fois économique et sociologique :

  • Suite non seulement à la catastrophe de Tchernobyl (URSS-Ukraine) en 1986 mais surtout à celle de Fukushima Daiichi (Japon) en 2011, plusieurs pays ont décidé de « sortir du nucléaire » : l’Allemagne (plusieurs années après l’Autriche), mais aussi la Suisse, la Belgique, l’Italie, la province du Québec, l’Espagne (1); une fois arrêtées, même prématurément, il est nécessaire de démanteler les centrales existantes ne serait-ce que pour en retirer la radioactivité résiduelle ;
  • Du fait de l’intérêt porté aux « énergies renouvelables », en partie à la suite de ces accidents, et de la volonté politique de nombreux gouvernements de procéder à une « transition énergétique », il s’est construit de moins en moins d’installation nucléaire et en particulier de réacteur, tant de puissance que de recherche ; rappelons à cet égard qu’en France, si EDF, sous l’impulsion des pouvoirs publics, a décidé de construire un EPR (2) sur le site de Flamanville (Manche) en 2007, la précédente commande de centrale datait de 1986, soit un « trou » de près de 20 ans ; dès lors, le démantèlement des installations en fin de vie vient prendre le pas sur la construction de nouvelles installations et même le simple remplacement des plus anciennes ;
  • Le développement de la recherche puis de l’industrie nucléaire remontant à plusieurs décennies, de nombreuses installations (laboratoires et installations de recherche, centrales, usines du cycle du combustible) sont parvenues (naturellement) au terme de leur cycle de vie (3); au fur et à mesure du temps, leur nombre n’a cessé d’augmenter faisant de leur démantèlement un enjeu industriel, économique et financier de grande ampleur pour les entités qui les exploitaient ;
  • Enfin, certaines installations ont subi le diktat de décisions politiques (ex : Superphénix en 1997 et Fessenheim en 2020 pour ne citer que des cas français), leur arrêt et leur démantèlement anticipé étant devenus des objectifs de programmes électoraux, indépendamment des questions de sûreté ou de rentabilité économique.

Le démantèlement s’est ainsi progressivement imposé dans le secteur nucléaire à la fois comme une étape « normale » dans la vie des installations et comme une exigence d’éthique environnementale. Il revêt de surcroît une dimension considérable (en France, une quarantaine d’INB sont à l’arrêt ou en démantèlement, soit plus du quart de leur nombre total, et en Allemagne, 17 centrales devront y être démantelées quasi simultanément), faisant des opérations correspondantes une activité industrielle à part entière. Cette étape finale du cycle de vie des installations s’est substituée à celles de leur construction puis du développement des services associés à l’exploitation qu’avaient connu les décennies 1970 et 1980. Pour ceux qui ont été les pionniers du nucléaire et qui n’avaient en tête que le développement de cette forme d’énergie considérée comme destinée à assurer le développement économique des pays qui y recouraient après la seconde guerre mondiale (4), il y a comme un arrière-goût de déclin dans cette évolution. Et pourtant, elle s’impose comme un phénomène naturel lié à l’obsolescence de toute création matérielle.

Quelques rappels préalables

1. Le démantèlement concerne l’ensemble des « installations nucléaires » (5), lesquelles sont de deux types : les installations civiles, c’est-à-dire à usage pacifique, et les installations de défense participant à la politique de dissuasion nucléaire.

Les premières rentrent dans la catégorie dite des « installations nucléaires de base » (INB), définies à l’article L. 593-1 du code de l’environnement : il s’agit des réacteurs nucléaires (centrales de production d’électricité, réacteurs de recherche), des laboratoires de recherche et des installations expérimentales, des usines du cycle du combustible (pour les opérations de conversion, d’enrichissement, de fabrication et de retraitement), des sites d’entreposage (temporaire) et des centres de stockage (définitif) de déchets radioactifs.

Les secondes rentrent dans la catégorie des « installations et activités nucléaires intéressant la défense » (IANID), définies à l’article L. 1333-15 du code de la défense, dont les « installations nucléaires de base secrètes (INBS) et les « sites et installations d’expérimentations nucléaires intéressant la défense » (SIENID), dans lesquels sont menées des activités concourant à la politique de dissuasion (6). Actuellement, ne sont concernés en pratique que les réacteurs des sous-marins à propulsion nucléaire.

Pour être exhaustif, il conviendrait d’y ajouter les « installations classées pour la protection de l’environnement » (ICPE), définies à l’article L. 511-1 du code de l’environnement, dont certaines sont autorisées à contenir des substances radioactives (7) et qui doivent être également démantelées. Mais lorsqu’elles ne sont pas incluses dans une INB, une INBS ou un SIENID, elles ne sont pas soumises au régime de ces installations et donc à celui du démantèlement applicable à ces dernières.

2. Quatre grands exploitants d’installations nucléaires sont principalement concernés : l’Etat (ministère des Armées) pour ses installations de défense (INBS et ICPE), le CEA (8) pour les installations de recherche (réacteurs, laboratoires, installations expérimentales, sites d’entreposage de déchets radioactifs… – INB et ICPE) et ses installations de défense (INBS et SIENID), EDF(9) pour les centrales et les sites d’entreposage de déchets (INB et ICPE) et Orano NC (ex Areva NC)(10) pour les usines du cycle et les sites d’entreposage de déchets (INB et ICPE).

Une mention particulière doit être faite pour les installations exploitées par l’Andra (11) et qui constituent des centres de stockage (définitif) de déchets radioactifs (INB pour les déchets de faible et moyenne activité à vie longue (12) et ICPE pour les déchets de faible et très faible activité (13)). Tout en étant des installations nucléaires à part entière, celles-ci échappent à la nécessité d’un démantèlement puisque ces installations ont vocation à conserver pour une très longue durée, voire l’éternité pour certains, les déchets radioactifs qu’elles accueillent ; c’est particulièrement le cas pour le futur éventuel centre de stockage en couche géologique profonde (CIGEO) qui pourrait voir le jour à Bure afin d’y accueillir des déchets de moyenne et haute activité à vie longue. Une fois fermés, ces sites sont soumis à une obligation de surveillance pendant une certaine durée.

3. Il est également important de rappeler que le démantèlement est l’une des phases du cycle de vie d’une installation nucléaire, qui comprend plusieurs stades : conception / construction / mise en service / fonctionnement / modification (éventuelle) / mise à l’arrêt définitif / démantèlement / déclassement.

Le démantèlement fait donc partie intégrante de la vie d’une installation nucléaire, aussi bien civile que de défense. Ce n’est pas la marque d’une déchéance liée à son obsolescence ou à sa dangerosité. Il peut arriver (et la réglementation d’ailleurs le prévoit) que le démantèlement soit imposé par les autorités publiques en raison du risque en matière de sûreté que son fonctionnement peut éventuellement présenter, mais c’est avant tout une étape normale de sa vie. Une installation nucléaire fait « naturellement » l’objet d’un démantèlement quand son exploitant a décidé d’en arrêter le fonctionnement. Rien à voir de ce point de vue avec un certain nombre d’installations industrielles traditionnelles qui sont abandonnées une fois considérées comme hors d’usage économique.

Qu’est-ce que le démantèlement (des installations nucléaires) ?

Etrangement, il n’en existe pas de définition légale alors que le mot est utilisé à de nombreuses reprises par le code de l’environnement (et par le code de la défense) pour les installations nucléaires et que ce code en fait une obligation pour les exploitants d’INB.

Toutefois, l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), autorité de contrôle compétente pour les installations nucléaires civiles, le définit comme étant : « l’ensemble des activités, techniques et administratives, réalisées après l’arrêt définitif d’une installation nucléaire, afin d’atteindre un état final prédéfini où la totalité des substances dangereuses et radioactives a été évacuée de l’installation ».

Plusieurs points sont importants dans cette définition :

  • Le démantèlement recouvre des activités non seulement techniques et de génie civil (déconstruction, retrait de la radioactivité, évacuation des déchets radioactifs ou industriels) mais aussi administratives (respect des procédures, présentation et instruction des dossiers) ;
  • Ces activités sont réalisées après la phase de « mise à l’arrêt définitif » de l’installation, qui n’est pas (en fait, qui n’est plus car elle l’était d’une certaine manière auparavant) incluse dans le démantèlement ;
  • L’objectif des opérations correspondantes consiste à atteindre un « état final » de l’installation, prédéfini entre l’exploitant et l’autorité de sûreté qui en contrôle la réalisation ;
  • Cet état implique l’évacuation de toutes les substances dangereuses et radioactives (14), et donc en pratique l’assainissement des sols et des locaux, mais ne signifie pas nécessairement la disparition totale de l’installation en tant que bâtiment, qui peut être réutilisé à d’autres fins.

S’agissant d’une centrale nucléaire, dont le démantèlement est souvent considéré comme l’opération la plus emblématique à ce titre, on distingue ainsi trois étapes :

  1. la mise à l’arrêt définitif : déchargement du combustible (99,9 % de la radioactivité est éliminée) et entreposage dans une piscine de désactivation, vidange des circuits, mise à l’arrêt définitif et démontage des installations non nucléaires ;
  2. le démantèlement hors bâtiment réacteur : assainissement / démontage des équipements et des bâtiments nucléaires, conditionnement et évacuation des déchets (radioactifs et conventionnels) ;
  3. le démantèlement du bloc réacteur et destruction du bâtiment réacteur.

L’étape finale est celle du « déclassement », qui constitue une étape strictement administrative et correspond à la sortie de l’installation de la liste des INB ; toutefois, peut y être associée la mise en place de servitudes d’utilité publique sur le terrain d’assiette de l’installation.

Le démantèlement : une obligation juridique et à caractère (dit) immédiat

Depuis la loi du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte, le démantèlement est devenu une obligation légale pour les exploitants d’INB : « Lorsque le fonctionnement d’une installation nucléaire de base ou d’une partie d’une telle installation est arrêté définitivement, son exploitant procède à son démantèlement (…) » (art. L. 593-25 C. Env.), sous-entendu doit procéder, le présent de l’indicatif étant évidemment impératif. A notre connaissance, aucune autre législation dans le monde ne prévoit une telle obligation, même si le démantèlement est considéré comme une nécessité.

En outre, la loi a posé le principe dit du « démantèlement immédiat », expression du langage courant qui doit être nuancée dans la mesure où le texte précise que l’exploitant doit procéder au démantèlement de son installation « dans un délai aussi court que possible », mais aussi « dans des conditions économiques acceptables et dans le respect des principes énoncés à l’article L. 1333-2 du code de la santé publique (15) et au II de l’article L. 110-1 du [code de l’environnement](16) ».

On peut déjà s’interroger sur le sens de l’expression « aussi court que possible » dans la mesure où il n’est pas précisé qui apprécie (i) la brièveté du délai et par rapport à quel(s) critère(s) et (ii) la possibilité objective de respecter cette brièveté. On peut néanmoins supposer que devrait s’y appliquer la même règle que celle pratiquée en matière de « démonstration de sûreté », laquelle oblige l’exploitant à justifier les décisions qu’il envisage de prendre au regard des besoins de protection des intérêts (17).

Quant aux autres critères posés par le texte, on constate que ceux-ci mêlent deux types de considérations : économiques d’une part, dont on peut penser qu’elles relèvent de la seule responsabilité de l’exploitant (qui d’autre pourrait légitimement apprécier le caractère « acceptable » de ces conditions vu que lui seul porte la responsabilité économique de son entreprise ?), juridiques et éthiques de l’autre, ce qui suppose que l’appréciation de leur respect relève du pouvoir de contrôle des autorités publiques.

La question est de savoir si ces considérations peuvent être mises en balance, si certaines doivent prévaloir sur d’autres ou si elles doivent faire l’objet d’un savant équilibre. Les péripéties de la fermeture de la centrale de Fessenheim offrent à cet égard un bon exemple du conflit entre des contraintes politiques et des considérations économiques.

Le démantèlement immédiat s’oppose à deux autres stratégies, celles du démantèlement « différé » et du « confinement sûr ». Dans la première, les parties de l’installation contenant des substances radioactives sont placées ou maintenues dans un état sûr pendant plusieurs décennies avant que les opérations de démantèlement ne commencent (c’est ce qui est pratiqué au Royaume-Uni) ; la seconde consiste à placer les parties de l’installation contenant des substances radioactives dans une structure de confinement renforcée durant une période permettant d’atteindre un niveau d’activité radiologique suffisamment faible en vue de la libération du site. Cette dernière stratégie n’est plus considérée comme acceptable par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) depuis 2014 sauf en cas de circonstances exceptionnelles.  Toutefois, certains pays remettent en cause cette position de l’Agence estimant que des raisons financières peuvent justifier le choix du confinement sûr.

En France la stratégie de démantèlement dit immédiat a été initialement préconisée par l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), puis adoptée par EDF et enfin légalisée en 2016.

Le démantèlement : un ensemble d’enjeux

Le démantèlement des installations nucléaires représente un ensemble d’enjeux, voire de défis : sémantique, politique, juridique, temporel, technologique, de sûreté, industriel, humain et de santé au travail, économique et financier, d’information et de participation du public, de reconversion et territorial, auxquels l’exploitant est appelé à faire face à la fois sous le regard, voire la pression, des pouvoirs publics et le contrôle de plusieurs autorités (l’autorité de sûreté principalement, mais aussi différentes autorités, administratives et environnementales, pour la procédure de démantèlement et pour le financement des opérations correspondantes).

Un enjeu de sens et de finalité

La première question est en effet de savoir ce qu’on entend ou souhaite entendre par « démantèlement ».  Le mot lui-même peut soulever l’interrogation puisque, issu d’un mot latin signifiant manteau, il a été utilisé dans le passé pour désigner la démolition des murailles ou des fortifications entourant une ville ou un site. Or en l’espèce, les opérations de démantèlement ne portent pas seulement sur les murs extérieurs ou l’enceinte de confinement ; elles visent la totalité de l’installation. Le mot paraît donc relativement inadapté.

Mais il est intéressant de noter que cette interrogation se retrouve, en effet miroir, dans la finalité des opérations de démantèlement. Ainsi dans certains cas, l’objectif consiste à faire disparaître non seulement la radioactivité générée par le fonctionnement de l’installation mais même toute trace de cette installation ; c’est ce qu’on appelle dans le langage courant : le « retour à l’herbe », ce qui est prévu pour la centrale de Brennilis (Finistère). Mais le plus souvent, l’objectif est seulement d’assainir les locaux (ce qui peut être un assainissement complet incluant la disparition de toute trace de radioactivité) en vue d’une éventuelle réutilisation ultérieure, les lieux sur lesquels l’installation était implantée demeurant à vocation nucléaire ou industrielle.

Un enjeu politique

Les deux exemples précités (Superphénix et Fessenheim) illustrent amplement cette problématique.

En ce qui concerne tout d’abord Superphénix, implanté sur le site de Creys-Malville (Isère), rappelons qu’il s’agissait d’un réacteur à neutrons rapides (RNR) à caloporteur sodium, le premier de taille industrielle après les installations expérimentales de Rapsodie (à Cadarache) et Phénix (à Marcoule) conçues par le CEA. Victime de plusieurs avatars techniques, cette installation faisait l’objet de nombreuses critiques de la part des opposants au nucléaire (le chantier de construction a même fait l’objet d’une attaque au lance-roquettes en 1982). En 1994, un décret a autorisé le redémarrage du réacteur en modifiant sa mission initiale (la production d’électricité) pour en faire un simple « laboratoire de recherche et de démonstration » destiné à l’incinération de déchets radioactifs. Ce décret ayant été annulé par le Conseil d’Etat en février 1997 au motif que cette nouvelle vocation aurait dû faire l’objet d’une enquête publique, le Premier ministre Lionel Jospin a saisi l’occasion pour annoncer « l’abandon de Superphénix ». Il ne faisait alors que mettre en œuvre l’un des points de l’accord passé entre le Parti Socialiste et Les Verts, dont le chef de file était Dominique Voynet, au moment de l’entrée au Gouvernement de cette dernière. L’installation a dû en conséquence être démantelée (les opérations sont toujours en cours avec une date prévisionnelle d’achèvement en 2027) et les partenaires étrangers (italien et allemand) de la société (NERSA) qui en étaient les propriétaires avec EDF ont dû être indemnisés de la perte de production attendue d’électricité.

Quant à la centrale de Fessenheim (Haut-Rhin), les péripéties de son arrêt traduisent de façon presque caricaturale l’intrication entre le politique et le juridique. A l’origine, l’arrêt immédiat de cette centrale a été inscrit dans l’accord entre le Parti socialiste et Europe-Ecologie-Les Verts passé en novembre 2011 puis dans le programme de François Hollande lors de sa campagne présidentielle de 2012, et cet engagement a été réaffirmé en mars 2015. Cette mesure, réclamée par les opposants au nucléaire en France et dans les pays frontaliers, était présentée comme justifiée d’une part par l’objectif de réduction de la part du nucléaire dans la production d’électricité (finalement consacré par la loi du 17 août 2015) et d’autre part par le fait qu’il s’agissait de « la plus vieille centrale de France ». C’était sans doute la plus ancienne puisque son exploitation commerciale a démarré en 1978 mais c’était oublier que la sûreté de l’installation était non seulement contrôlée en permanence par l’ASN mais aussi faisait l’objet de réexamens périodiques tous les dix ans et qu’elle a subi comme tous les autres réacteurs nucléaires une « Evaluation complémentaire de sûreté » à la suite de l’accident de Fukushima, qui a conduit EDF à y réaliser des investissements de renforcement pour près de 750 M€. L’ASN a d’ailleurs confirmé en 2016 qu’elle ne voyait pas de raison, du point de vue de la sûreté, de fermer la centrale mais que des décisions de politique énergétique, qui relèvent du Gouvernement, pouvaient conduire à des choix différents.

Sous la pression des pouvoirs publics, EDF (société anonyme depuis 2004 détenue à près de 84 % par l’Etat et dont le reste du capital est détenu par des actionnaires institutionnels et individuels) a finalement accepté l’idée de cette fermeture mais son conseil d’administration, par deux délibérations de janvier et d’avril 2017, l’a liée au démarrage de l’EPR sur le site de Flamanville (Manche) en lien avec le respect du plafond de 63,2 GW de production d’électricité d’origine nucléaire fixé par la loi précitée du 17 août 2015. Il a alors donné instruction à son président d’adresser la demande d’abrogation de l’autorisation d’exploiter la centrale en tant que source de production d’électricité (autorisation distincte de celle d’exploiter l’INB), sous les conditions précitées, dans les six mois précédant la mise en service de l’EPR, celle-ci étant alors prévue pour la fin de l’année 2018. La ministre chargée de l’énergie, ayant considéré que cette délibération était suffisante, a pris alors la décision de signer un décret, en date du 8 avril 2017, abrogeant l’autorisation d’exploiter la centrale. Sur recours de plusieurs collectivités territoriales, le Conseil d’Etat a annulé ce décret (18) au motif (sans appel) que, à la date du décret attaqué le président d’EDF n’avait pas présenté au Premier ministre cette demande d’abrogation de l’autorisation d’exploiter la centrale. On voit ainsi (et bien d’autres péripéties mériteraient d’être rapportées dans le cas d’espèce) combien le fonctionnement ou l’arrêt d’une installation nucléaire peuvent se trouver soumis aux contingences de la vie politique.

Depuis lors, EDF a envoyé la fameuse demande, un nouveau décret a été pris le 18 février 2020 et les deux réacteurs de la centrale sont définitivement arrêtés (le second depuis le 30 juin 2020). Le démantèlement pourra donc commencer en 2025 après l’évacuation du combustible du cœur du réacteur, son achèvement étant programmé pour 2041.

 Un enjeu juridique

Même si l’obligation de démantèlement (pour les INB) est récente, la réglementation a intégré dès 1990 (décret du 21 avril 1990 modifiant le décret du 11 décembre 1963 relatif aux installations nucléaires – art. 3.I.5) la nécessité pour les exploitants de prendre en compte la perspective du démantèlement dès la conception de l’installation avec l’obligation de préciser « les dispositions destinées à faciliter le démantèlement ultérieur de l’installation » parmi les éléments à fournir dans le dossier de présentation d’une demande de création d’une INB.

Cette obligation a été renforcée avec le décret du 2 novembre 2007 pris pour l’application de la loi du 13 juin 2006 (dite loi TSN) (19), qui a introduit l’obligation d’intégrer dans ce dossier un « plan de démantèlement qui présente les principes d’ordre méthodologique et les étapes envisagées pour le démantèlement de l’installation et la remise en état et la surveillance ultérieure du site » et « justifier le délai de démantèlement envisagé entre l’arrêt définitif du fonctionnement et le démantèlement ». Ce plan doit être actualisé lors des réexamens de sûreté périodiques et une version détaillée et mise à jour doit être présentée avec le dossier accompagnant la demande d’autorisation de démantèlement, qui doit également préciser la « stratégie d’assainissement » envisagée pour les structures des bâtiments et des sols ainsi que des prévisions ultérieures du site.

En ce qui concerne le démantèlement lui-même, celui d’une INB, quel que soit son type, est soumis à une procédure équivalente à celle de la création de l’installation, tant en ce qui concerne la durée que la forme. De ce point de vue, le démantèlement constitue la 2ème partie de l’exploitation d’une installation nucléaire.

La principale différence est que l’installation existe déjà, qu’elle a plusieurs années de fonctionnement derrière elle et qu’elle est soumise à un certain référentiel d’exploitation.

Selon la nouvelle réglementation en vigueur depuis le décret du 28 juin 2016 relatif à la modification, à l’arrêt définitif et au démantèlement des installations nucléaires de base et à la sous-traitance (aujourd’hui intégré dans la partie réglementaire du code de l’environnement), le démantèlement d’une INB doit être précédé d’une déclaration d’intention de « mise à l’arrêt définitif » (MAD) par l’exploitant au moins deux ans avant la date prévue (ou un délai plus court si nécessaire – ce fut le cas pour la centrale de Fessenheim). L’exploitant doit présenter dans ce délai un dossier de démantèlement (description de l’installation à l’issue des opérations).

Ce dossier fait l’objet d’une instruction administrative et technique par l’ASN et son appui technique l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) dont la durée est de 3 ans. Il est soumis à la consultation du public et de la commission locale d’information (CLI), dont la mise en place est obligatoire auprès des INB depuis la loi TSN.

L’autorisation de démanteler est donnée par un décret du Premier ministre (tout comme celle de création et de fonctionnement de l’installation).

Un enjeu temporel

L’une des caractéristiques du démantèlement est qu’il intervient de nombreuses années après la conception et la construction d’une installation nucléaire : au moins 30 ans, voire 40 ou 50 dans certains cas. Ce qui signifie que l’installation a généralement été modifiée par rapport à son état initial, qu’elle a vieilli, même si sa sûreté a été régulièrement vérifiée (en particulier lors des réexamens décennaux), a connu toutes sortes d’événements, incidentels ou plus graves ayant eu ou non des conséquences radioactives.

Cela implique de la part de l’exploitant une bonne gestion de la mémoire de l’installation tout au long de son fonctionnement, afin de connaître aussi précisément que possible l’état initial et ses modifications et de correctement évaluer l’état radiologique final.

En outre, le démantèlement s’échelonne sur de nombreuses années, voire quelques décennies dans certains cas particuliers. On peut citer celui de la centrale EL4 de Brennilis, dont EDF a repris en 2000 l’entière responsabilité (partagée précédemment avec le CEA) : la centrale a été arrêtée en 1985 et les opérations continuent de se poursuivre avec une date prévisionnelle d’achèvement en 2035. A la décharge de l’exploitant, il convient de préciser que cette centrale, de type réacteur à eau lourde, avait un caractère expérimental et que, de ce fait, son démantèlement présente des particularités, ce qui d’ailleurs exclut qu’il puisse servir de référence pour les autres types de réacteur quoi qu’on en ait dit à l’époque. S’agissant des REP (réacteurs à eau pressurisée) qui constituent la totalité du parc nucléaire français, EDF estime la durée moyenne de leur démantèlement à 15 ans. Au CEA, plusieurs chantiers de démantèlement sont déjà achevés : ainsi le site de Grenoble qui a été entièrement « dénucléarisé », au terme d’une vaste opération de démantèlement qui a concerné 6 INB (3 réacteurs de recherche, 1 laboratoire et 2 stations de traitement de déchets et d’effluents radioactifs), et d’autres opérations sont en cours pour une durée allant de 5 à 50 ans selon le type d’installation (usine de retraitement UP1 à Marcoule ; laboratoires de recherche sur le site historique de Fontenay-aux-Roses, etc.).

Par ailleurs, le démantèlement peut nécessiter la construction de nouvelles installations nucléaires, notamment pour l’entreposage de déchets radioactifs. L’exemple le plus intéressant étant celui de l’installation ICEDA, INB implantée sur le site de la centrale de Bugey, qui a pour objet d’entreposer  temporairement les déchets radioactifs issus du démantèlement de plusieurs centrales (de type UNGG ou REP) dont celle de Bugey et ayant une demi-vie de plus de 31 ans, en attendant leur transfert vers un lieu de stockage définitif. Le contentieux lié à la création de cette installation (20) montre, s’il en était besoin, que les opérations de démantèlement, en ce compris la gestion des déchets radioactifs associés, ne se déroulent pas forcément selon le calendrier programmé.

Un enjeu technologique et d’innovation

Le démantèlement porte sur de nombreux types d’installations :

  • D’une part, des centrales de production d’électricité : réacteur à eau lourde (EL4 à Brennilis), réacteurs à uranium naturel graphite gaz – UNGG (21) (Bugey 1, Chinon 1, 2 et 3, Saint-Laurent 1 et 2), réacteur à eau pressurisée – REP (Chooz A), réacteur à neutrons rapides – RNR (Creys-Malville), dont la plupart ne bénéficient d’aucun effet de série (mais on peut espérer que cela devienne le cas avec le démantèlement des REP actuellement en activité) ;
  • D’autre part, des installations de recherche (laboratoires de Fontenay-aux Roses et Saclay, réacteurs de Grenoble et Saclay) et du cycle du combustible (enrichissement – Tricastin, retraitement – La Hague), lesquelles présentent une forte contamination ou irradiation.

Pour ne citer que l’exemple du CEA, plus de 40 installations, civiles et de défense sont actuellement en différentes phases d’arrêt ou de démantèlement.

En dehors des REP, il est donc difficile de procéder à une standardisation des opérations. Quoi qu’il en soit, le développement de la robotique et du numérique (simulation 3D, réalité virtuelle ou augmentée, conduite des opérations à distance) permet aux industriels du secteur d’envisager des améliorations techniques dans tous les domaines (techniques de découpe, de décontamination, de caractérisation in situ, d’optimisation du traitement et du conditionnement des déchets) et par voie de conséquence de réduire l’exposition des travailleurs aux rayonnements ionisants.

Un enjeu de sûreté

Il convient de rappeler qu’une installation nucléaire mise à l’arrêt définitif ou en phase de démantèlement est toujours, juridiquement, une « installation nucléaire » en « exploitation » et ce, jusqu’à son déclassement. Son exploitant en titre (c’est-à-dire tel qu’autorisé par le décret de démantèlement à exploiter l’installation et en pratique à mener les opérations correspondantes) demeure en conséquence responsable du respect des règles de sûreté tout comme il l’était lorsque l’installation était en « fonctionnement ». Il n’y a du point de vue de la responsabilité de l’exploitant aucune différence entre le démantèlement et le fonctionnement, même si la dangerosité de l’installation est moindre.

Le démantèlement est donc aussi une « activité nucléaire » (au sens du code de la santé publique), soumise à un référentiel de sûreté et l’ASN continue d’en assurer le contrôle.

Il est certain que le démantèlement comporte moins de risques du point de vue de la radioactivité (puisqu’en principe le « terme source » a disparu ou a considérablement diminué) mais il implique :

  • Une grande production de déchets, radioactifs et conventionnels : les premiers représentent environ 20 % de l’ensemble dont une majorité de déchets très faiblement radioactifs (TFA) ;
  • La reprise et le conditionnement de déchets anciens, dont le conditionnement peut ne plus correspondre aux normes de sûreté du moment.

D’où la nécessité d’une préparation en amont des exutoires adaptés, ce qui est l’un des objets du Plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR), mis à jour tous les 3 ans (22).

Un enjeu industriel et de gestion de projet

Il est important de souligner que l’exploitant d’une installation nucléaire n’est pas un industriel de la déconstruction : en pratique, c’est un organisme de recherche (CEA), un producteur d’électricité (EDF) ou un industriel du cycle du combustible (Orano), s’agissant des trois grands exploitants d’INB.

Pour réaliser la plupart des opérations relevant du « démantèlement » proprement dit, l’exploitant doit donc recourir à des prestataires lesquels font eux-mêmes appel à des sous-traitants (23). Surgit alors un problème classique lié à l’intervention d’entreprises extérieures, celui de la maîtrise des activités dites sous-traitées. A cet égard, la réglementation nucléaire a apporté de fortes contraintes quant au recours à des prestataires et à la sous-traitance, sans faire de distinction entre l’exploitation normale et le démantèlement, ce qui rend leur maîtrise encore plus complexe (24).

De surcroît, de nombreux aléas affectent le déroulement des opérations de démantèlement (qui ne sont pas par nature des opérations dont on peut programmer le déroulement avec un plus ou moins haut degré de certitude comme – a priori – celles d’exploitation), conduisant à modifier les prestations commandées aux entreprises intervenantes et à augmenter les délais de réalisation. Ce qui a évidemment un fort impact sur les marchés d’exécution, spécialement si ceux-ci prévoient une obligation de résultat dans un délai déterminé, obligeant ainsi au mieux à passer des avenants et au pire à relancer un nouvel appel d’offres avec le risque que le marché doive être attribué à un autre titulaire en fonction du critère du « mieux-disant ».

Un enjeu humain et de santé au travail

Le retour d’expérience dans le domaine nucléaire tant sur les pratiques opérationnelles, les « événements significatifs » que les « écarts » par rapport aux règles, a fait émerger depuis de nombreuses années la notion de « facteurs sociaux, organisationnels et humains » (FSOH). Définis comme l’ensemble des éléments des situations de travail et de l’organisation qui ont une influence sur l’activité de travail des intervenants, ces facteurs constituent un fort enjeu pour la réalisation des opérations de démantèlement. Plusieurs éléments méritent à cet égard de retenir l’attention :

1.L’une des caractéristiques du démantèlement, c’est que le personnel de l’exploitant n’a pas a priori les compétences pour réaliser les opérations correspondantes. Il a été recruté et formé pour assurer l’exploitation en fonctionnement de l’installation, pas sa déconstruction.

Cet état de fait a une double conséquence : d’une part, l’exploitant doit  faire appel, et ce largement, à des entreprises dont le démantèlement est la spécialité, comme indiqué supra ; d’autre part, il doit reconvertir son personnel, soit pour participer lui-même à des opérations relevant du démantèlement  soit pour l’orienter vers la surveillance des entreprises intervenantes (chez EDF et au CEA, on compte respectivement 1000 personnes affectées à diverses tâches relevant du démantèlement), avec les contraintes juridiques et relationnelles propres au recours à des prestataires et à la sous-traitance.

S’y ajoutent deux difficultés :

  • la première, d’ordre psychologique : conserver la motivation de son personnel sur une activité qui consiste à déconstruire son outil de travail, qu’on a fait fonctionner le mieux possible pendant des années et à quoi on s’est attaché d’une certaine manière, n’est pas aisé ;
  • la seconde, d’ordre temporel : conserver le personnel qualifié sur une longue période, le démantèlement pouvant s’étaler sur plusieurs dizaines d’années, nécessite des actions de formation et de maintien des compétences qui doivent être programmées sur la durée des chantiers en y associant les prestataires et les sous-traitants.

2. Par ailleurs, les différences de situation juridique entre les personnels intervenants induisent une hétérogénéité du collectif de travail : il y a en effet les travailleurs qui sont placés sous l’autorité hiérarchique de l’exploitant et ceux qui le sont sous celle des prestataires et sous-traitants, dont les relations avec l’exploitant relèvent exclusivement des contrats ou marchés passés avec ce dernier. Il y a donc une dualité de relations contractuelles qui crée une différence majeure entre les membres de ce collectif (sans parler de celle des « statuts collectifs » entre eux) rendant sa gestion plus complexe.

3. Enfin, il est important de souligner que les opérations de démantèlement sont de nature à générer une plus forte exposition aux rayonnements ionisants que le fonctionnement normal de l’installation. Pour cette raison simple qu’il s’agit précisément de retirer la radioactivité résiduelle des infrastructures et des bâtiments alors qu’en temps normal, on cherche au contraire à s’en protéger. S’il résulte du bilan annuel de l’exposition professionnelle aux rayonnements ionisants effectué par l’IRSN que les doses individuelles moyennes des travailleurs (salariés de l’exploitant et des entreprises extérieures) intervenant dans le secteur du démantèlement sont demeurées stables en 2019, leur exposition reste supérieure à celle des travailleurs affectés au secteur de la production d’énergie (1,07 mSv contre 0,91) mais nettement inférieure aux valeurs enregistrées dans celui de la fabrication du combustible (2,62).

Un enjeu économique et financier

Le démantèlement coûte cher (25), il dure longtemps, comporte des aléas et ne génère aucun revenu. Pour utiliser une image par analogie, on peut dire que le démantèlement est une période de « défaisance » consistant à gérer une dette, que l’exploitant doit honorer sans aucune défaillance avec les actifs spécifiques qu’il a affectés à sa couverture.

Il faut donc s’assurer par avance que les opérations correspondantes seront financées (en totalité) le moment venu, ce qui implique à la fois (i) d’anticiper la mobilisation des sommes nécessaires 30 ou 40 ans avant la date prévue et (ii) de garantir à tout moment leur caractère suffisant.

Après plusieurs recommandations de la Cour des comptes, le législateur a apporté des réponses à ces exigences avec la loi du 28 juin 2006 relative à la gestion durable des matières et déchets radioactifs (aujourd’hui intégrée au code de l’environnement), laquelle prévoit notamment les obligations suivantes à la charge de l’exploitant : (i) une responsabilité totale et infinie quant au financement des opérations de démantèlement, (ii) la responsabilité de l’estimation des coûts futurs et de l’échéancier des besoins, (iii) la constitution de provisions et surtout d’actifs dédiés (bénéficiant de l’insaisissabilité de la part des tiers autres que l’Etat), limités à certains catégories d’actifs pour couvrir ces provisions et dont la liquidité doit être assurée le moment venu, (iv) l’obligation permanente de garantie des sommes nécessaires (en fonction d’un taux d’actualisation approuvé par l’Etat).

Ces obligations, en particulier celles relatives à la constitution d’actifs et de garantie permanente de leur caractère suffisant, sont particulièrement contraignantes pour les exploitants. Elles signifient en pratique que ceux-ci doivent disposer, tout au long des opérations de démantèlement et quels que soient les imprévus rencontrés, des sommes nécessaires à leur financement total. D’un point de vue éthique, on ne peut évidemment que se réjouir d’une telle contrainte qui permet de se rassurer sur la bonne fin de ces opérations, mais il faut avoir conscience que son respect se heurte à de forts aléas, dont la maîtrise est loin d’être aisée, ce qui crée un risque financier considérable pour les exploitants ainsi que pour la finalisation du démantèlement.

Un enjeu de gestion des déchets radioactifs

Le démantèlement se heurte à deux problèmes juridiques concernant les déchets radioactifs dont les conséquences économiques sont ou peuvent être considérables.

Le premier vient de l’absence de « seuil de libération » pour les déchets métalliques très faiblement radioactifs, ce qui a pour conséquence que tous les matériaux issus du démantèlement d’installations nucléaires sont considérés comme des déchets radioactifs. Il faut alors les traiter comme tels et les envoyer sur un site de stockage définitif (au CIRES pour les TFA). C’est d’autant plus surprenant que la directive européenne relative aux normes de base (2013/59/Euratom) autorise cette libération en fixant les valeurs d’activité à respecter, ce qu’utilisent les autres pays européens nucléarisés, notamment l’Allemagne (même si tous les Länder ne pratiquent pas exactement les mêmes règles).

Le second vient du droit que l’ordonnance du 10 février 2016 a reconnu à l’autorité administrative de « requalifier des matières radioactives en déchets radioactifs si les perspectives de valorisation de ces matières ne sont pas suffisamment établies » par les propriétaires de ces matières (article L. 542-13-2 nouveau du code de l’environnement). Ce droit, qui avait été introduit précédemment dans les décrets encadrant les PNGMDR, et qui dispose aujourd’hui d’un fondement légal, est lourd de conséquences pour les exploitants. Ceux-ci peuvent voir en effet leurs perspectives d’utilisation des matières valorisables complètement bouleversées, dès lors que ces matières sont considérées comme des déchets, avec toutes les conséquences que cela peut avoir en termes de financement du traitement des déchets radioactifs.

On peut citer à cet égard le récent avis émis par l’ASN concernant les études relatives à la gestion des matières radioactives et l’évaluation de leur caractère valorisable (26), qui estime que la valorisation d’une matière radioactive peut être considérée comme plausible si l’existence d’une filière industrielle d’utilisation de cette matière est réaliste à un horizon d’une trentaine d’années, et que cette valorisation porte sur des volumes cohérents avec les stocks de matière détenus et prévisibles. Elle en conclut notamment, à l’aune de cette appréciation, qu’une quantité substantielle d’uranium appauvri doit être requalifiée dès à présent en déchet ainsi que les substances thorifères. Les exploitants concernés vont donc devoir réviser en profondeur l’évaluation des coûts de gestion de leurs déchets radioactifs.

Un enjeu d’information et de participation du public

C’est seulement avec la loi TSN et son décret d’application du 2 novembre 2007 qu’il est apparu clairement que (i) « Le démantèlement de l’INB ou de la partie d’installation à l’arrêt définitif est, au vu du dossier [de demande d’autorisation], prescrit par décret pris après avis de l’Autorité de sûreté nucléaire et après l’accomplissement d’une enquête publique réalisée en application [des dispositions du code de l’environnement relatives à la participation du public à l’élaboration des plans, programmes et projets ayant une incidence sur l’environnement] (art. L. 593-28) et que (ii) « Le dossier de démantèlement est soumis aux consultations applicables aux demandes d’autorisation de création et à l’enquête publique prévue par les dispositions de l’article L. 593-28, selon les mêmes modalités que celles prévues [pour la consultation des collectivités territoriales]» (art. R. 593-69).

Auparavant, le droit applicable s’était révélé défaillant, comme en témoigne l’arrêt du Conseil d’Etat du 6 juin 2007 (27) concernant la centrale de Brennilis. A l’époque, l’information du public était régie par l’article R. 122-12 du code de l’environnement qui disposait que « lorsqu’une enquête publique n’est pas prévue, l’étude d’impact est rendue publique dans les conditions suivantes : toute personne physique ou morale, peut prendre connaissance de l’étude d’impact dès qu’a été prise par l’autorité administrative (…) la décision d’autorisation (…) des aménagements ou ouvrages ». C’est ainsi que le décret du 9 février 2006 autorisant EDF à procéder aux opérations de mise à l’arrêt définitif et de démantèlement complet de la centrale disposait que « la publicité de l’étude d’impact [devait] être assurée dès la publication du présent décret », ce qui avait été fait, et EDF était encore allé au-delà en mettant en place localement un « observatoire du démantèlement » de la centrale comprenant des élus, des représentants des syndicats, des associations et de l’Etat. Mais le Conseil d’Etat a estimé que c’était insuffisant et a annulé le décret précité au motif que la réglementation française aurait dû transposer depuis le 14 mars 1999 l’exigence, définie par la directive du 27 juin 1985 concernant l’évaluation des incidences de certains projets publics et privés sur l’environnement, dans sa rédaction issue de la directive du 3 mars 1997 alors en vigueur, d’informer le public préalablement à la délivrance d’une autorisation, exigence qui s’appliquait aux centrales et aux réacteurs nucléaires, y compris leur démantèlement. Par la suite, une nouvelle demande de démantèlement complet présentée par EDF a été rejetée en 2012 par l’ASN, qui a exigé un nouveau dossier, lequel n’a été déposé… qu’en 2018. Cet épisode d’annulation due à un défaut de consultation publique a donc fortement perturbé le déroulement du démantèlement et retardé sa bonne fin.

 Un enjeu de reconversion et territorial

Le démantèlement est toujours un enjeu de reconversion quel que soit l’objectif poursuivi : que l’on conserve les bâtiments une fois assainis pour y abriter potentiellement d’autres activités ou qu’on fasse disparaître toute trace de l’installation. Mais tout dépend de savoir si le site conserve son existence et sous quelle forme.

Dans la première hypothèse, on peut citer les exemples des sites CEA de Grenoble (Isère), qui a été complètement dénucléarisé au profit des micro et nanotechnologies (batteries électriques, matériaux, biotechnologies), et de Fontenay-aux-Roses (Hauts-de-Seine) en cours de dénucléarisation au profit des recherches en biologie et santé. En revanche, le site Orano (et précédemment CEA) de Pierrelatte (Drôme) après le démantèlement des premières usines d’enrichissement aujourd’hui achevé et celui CEA de Marcoule (Gard) après le démantèlement en cours de l’usine UP1 de retraitement ont conservé leur vocation nucléaire, d’autres activités y ayant été développées parallèlement. Dans ces différents cas, la reconversion s’est faite en douceur grâce au fait que ces sites abritaient une grande diversité d’activités et que celles-ci se situaient à des stades distincts de leur cycle de vie.

Mais c’est évidemment lorsque le site est consacré à une mono-activité et qu’il y a arrêt complet que le problème devient crucial. Tel est le cas des centrales de Brennilis et de Fessenheim. Pour la première, la situation est moins critique dans la mesure où l’installation est à l’arrêt depuis près de 35 ans et où le chantier de démantèlement a connu des arrêts et des reprises (sans parler du fait que l’opinion publique locale y était majoritairement favorable à la disparition de toute implantation nucléaire). Mais pour Fessenheim, il en va autrement, les deux réacteurs ayant été arrêtés brutalement dans les conditions qui ont été rappelées supra et alors que, leur sûreté n’étant pas en cause, ils auraient pu continuer à fonctionner. C’est soudainement la principale ressource économique d’un territoire qui est condamnée à disparaître avec toutes les conséquences, notamment sociales et fiscales, qui s’y attachent (28).

Un délégué interministériel à la fermeture de la centrale nucléaire et à la reconversion du site de Fessenheim a été nommé dès 2012 (dont la mission a depuis été élargie à la reconversion du territoire ainsi qu’aux sites de production d’électricité à partir du charbon). De nombreux projets ont été évoqués : création d’une zone économique le long du Rhin pour attirer des entreprises innovantes, développement du port fluvial ou d’un « technocentre » de recyclage de matériaux métalliques, projets dans le solaire, la méthanisation ou la géothermie profonde, mise en place d’une société d’économie mixte franco-allemande pour la reconversion du territoire. Mais aucun n’a encore abouti en dépit de la signature en février 2019 avec le gouvernement d’un « projet d’avenir du territoire de Fessenheim » et n’offre, de toute manière, de perspective à court terme. C’est plusieurs années avant la décision d’arrêt que les mesures de remplacement doivent être conçues et engagées.

En résumé,

Le démantèlement des installations nucléaires se présente aujourd’hui comme une activité industrielle à part entière et mature, compte tenu des expériences déjà accumulées, et dont le développement est croissant, principalement en raison de la fin de vie, naturelle, des installations. C’est une activité qui réclame de la part des exploitants des efforts considérables en ressources financières et humaines, et implique un haut niveau de difficultés en matière de gestion de projet compte tenu des nombreux aléas qui jalonnent inévitablement le déroulement des opérations.

1 L’Autriche a été le premier pays à sortir du nucléaire en 1978 à la suite d’un référendum sur la mise en service du premier nucléaire… qui de ce fait n’a jamais démarré ; ce pays a même inscrit l’interdiction du recours au nucléaire dans sa Constitution. L’Espagne a, elle, interdit la construction de nouvelles centrales. On pourrait aussi ajouter à la liste la Corée du Sud, encore qu’il s’agisse d’une décision non encore véritablement mise en œuvre. A contrario, on peut signaler le cas de la Suède qui est revenue sur une décision antérieure de sortie du nucléaire.

2 EPR : Evolutionary Power Reactor, d’une puissance de 1650 MW construit par la société Framatome. Destiné à l’origine à remplacer les réacteurs français et allemands vieillissants (d’où à l’époque son nom de « European Power Reactor »), l’EPR se présente comme le type le plus évolué de réacteur de puissance.

3 La présente étude ne traite pas de la durée de vie des centrales nucléaires, qui est en France un vaste sujet de polémique alors que tel n’est pas le cas aux Etats-Unis où certaines centrales ont été prolongées jusqu’à 60 ans et où on envisage même une prolongation jusqu’à 80 ans. Quoi qu’il en soit, aucune installation industrielle n’est éternelle et la notion de « cycle de vie » intègre nécessairement celle de sa disparition.

4 Voir à cet égard le préambule du traité de Rome instituant la Communauté européenne de l’énergie atomique (Euratom) : « RÉSOLUS à créer les conditions de développement d’une puissante industrie nucléaire, source de vastes disponibilités d’énergie et d’une modernisation des techniques, ainsi que de multiples autres applications contribuant au bien-être de leurs peuples ».

5 La notion de démantèlement ne s’applique pas aux activités d’exploitation des mines d’uranium. Dans ce cas, on parle de réhabilitation ou de remédiation des sites, même si les infrastructures qui ont été utilisées sur ces sites en lien avec l’extraction et le traitement initial du minerai doivent être démantelées.

6 Pour être exact, il convient de préciser que ni les INBS ni les SIENID ne sont en réalité des « installations » à proprement parler, comme le sont les INB ; ce sont des sites, ou plus précisément des périmètres puisqu’ils sont définis pas des mentions cadastrales, comprenant certains types d’installations, soit équivalentes à des INB soit qui seraient qualifiées d’ICPE dans le secteur civil ainsi que des bâtiments conventionnels. Ces installations, tout comme dans le secteur civil, font l’objet d’un démantèlement mais sont soumises à des dispositions particulières relevant du code de la défense.

7 Il s’agit des rubriques 1700, 1715, 1735, 1716 [substances radioactives], 2798 et 2799 [déchets radioactifs].

8 Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives, établissement public de l’Etat régi par les articles L. 532-1 et s. du code de la recherche et par le décret du 17 mars 2016 relatif à cet établissement.

9 Electricité de France, société anonyme (depuis 2004) détenue majoritairement par l’Etat.

10 Orano, société anonyme, détenue majoritairement, directement et indirectement, par l’Etat.

11 Agence nationale de gestion des déchets radioactifs, établissement public de l’Etat régi par les articles L. 545-1 et s. et R. 545-1 et s. du code de l’environnement.

12 Centre de stockage de la Manche (CSM) et Centre de stockage de l’Aube (CSA).

13 Centre industriel de regroupement, d’entreposage et de stockage (Cires) à Morvilliers (Aube).

14 Une installation nucléaire peut contenir des matières dangereuses autres que radioactives (chimiques pour l’essentiel).

15 Principes de justification, d’optimisation et de limitation.

16 Principes de précaution, d’action préventive et de correction, par priorité à la source, des atteintes à l’environnement, pollueur-payeur, droit d’accéder aux informations relatives à l’environnement détenues par les autorités publiques, principe de participation et, depuis la loi du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages : principes de solidarité écologique, de l’utilisation durable, de complémentarité, de non-régression.

 17 A savoir ceux définis à l’article L. 593-1 du code de l’environnement : la santé, la sécurité et la salubrité publiques ainsi que la protection de la nature et de l’environnement.

 18 CE 5 octobre 2018, n° 410109, Inédit au recueil Lebon.

19 Loi du 13 juin 2006 relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire (dite TSN), aujourd’hui codifiée en totalité dans le code de l’environnement pour ce qui concerne les INB (installations civiles) et dans le code de la défense pour ce qui concerne les installations de défense. Le décret du 2 novembre 2007 est également entièrement intégré dans la partie réglementaire du code depuis mars 2019.

20 Recours en annulation contre le décret d’autorisation de création ; recours contre le permis de construire, etc.

21 Filière française de production d’électricité développée par le CEA et abandonnée par EDF en 1969 au profit de la filière américaine des REP dont Framatome a obtenu puis racheté la licence à la société Westinghouse.

22 Cf. art. L. 542-1-2 C. Env.

23 Au CEA, plus de 30 partenaires industriels, soit environ 2500 salariés, interviennent au titre des opérations de démantèlement.

24 Selon le rapport établi en juin 2018 par la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires, le recours à « la sous-traitance a pris une place considérable dans l’industrie nucléaire, 80 % des tâches étant confiées à entreprises sous-traitantes. Cette pratique entraîne une perte de compétence des exploitants, leur dépendance par rapport à des entreprises prestataires et une dilution des responsabilités ».

 25 La Cour des comptes a évalué en 2015 le coût des dépenses de démantèlement à 75,6 Md€ pour EDF, 13,5 Md€ pour Orano et 21,6 Md€ pour le CEA. Ce dernier dépense actuellement 740 M€/an (sur budget de l’Etat) depuis 2016 pour ses opérations de démantèlement. A noter également que EDF estime entre 350 et 400 M€ le coût de déconstruction d’un REP.

26 Avis n° 2020-AV-0363 de l’Autorité de sûreté nucléaire du 8 octobre 2020 sur les études concernant la gestion des matières radioactives et l’évaluation de leur caractère valorisable remises en application du plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs 2016-2018, en vue de l’élaboration du cinquième plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs . Voir l’article du journal Le Monde daté du 16 octobre 2020.

27 N° 292386. Rec. Lebon.

28 Il est prévu que ne resteront pour le démantèlement de la centrale vers 2024 qu’une soixantaine de salariés EDF. Fin 2017, ils étaient encore 750 ainsi que 300 prestataires. En outre, la commune doit subir la réduction progressive des 6,5 millions d’euros de recettes fiscales provenant de la centrale.

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