Philippe SCHULTZ
Maître de conférences à l’Université de Haute-Alsace – HDR
Membre du CERDACC
Mots clés : SARL – Rémunération du gérant – Mise en réserves des bénéfices – abus de majorité – nullité (non) – violation des statuts.
Pour se repérer
La société Eurafi est constituée par deux associés dont l’un, qui est aussi gérant, détient 70 % du capital et l’autre 30 %.
Entre 2009 et 2011, l’assemblée annuelle met systématiquement en réserve les bénéfices annuels. En même-temps est décidée une augmentation de la rémunération du gérant.
L’associée minoritaire conteste ces décisions au motif qu’elles constitueraient un abus de majorité et seraient prises en violation de l’article 15 des statuts selon lequel toutes les décisions collectives sont prises d’un commun accord entre les associés. Outre l’octroi de dommages et intérêts, elle demande aussi l’annulation des délibérations des assemblées ayant fixé la rémunération du gérant et la condamnation de ce dernier à les rembourser à la société.
Le 8 novembre 2016, la Cour d’appel de Paris rejette l’indemnisation pour abus de majorité en considérant que celui-ci n’est pas constitué. En revanche, elle annule les délibérations fixant la rémunération en se fondant sur la violation des statuts.
Dans son arrêt du 20 février 2019, la Cour de cassation (Cass. com., 20 févr. 2019, n° 17-12050) censurera l’arrêt d’appel tant en ce qu’il a rejeté l’existence d’un abus de majorité qu’en ce qu’il a prononcé la nullité pour violation des statuts.
Pour aller à l’essentiel
1) Le fait pour un associé gérant de doubler sa rémunération au point de diminuer de manière conséquente le bénéfice distribuable ne permet pas d’exclure que la décision est constitutive d’un abus de majorité en ce qu’elle a été prise contrairement à l’intérêt social dans l’unique dessein de favoriser l’associé gérant.
2) Sous réserve des cas dans lesquels il a été fait usage de la faculté, ouverte par une disposition impérative, d’aménager conventionnellement la règle posée par celle-ci, le non-respect des stipulations contenues dans les statuts ou dans le règlement intérieur n’est pas sanctionné par la nullité. Tel n’est pas le cas de l’article L. 223-29 du Code de commerce qui détermine les conditions de majorité auxquelles sont adoptées les décisions collectives de SARL ne modifiant pas les statuts.
Pour aller plus loin
Contrairement à la situation des dirigeants de sociétés anonymes, le Code de commerce ne prévoit pas qui est compétent pour déterminer la rémunération d’un gérant de SARL. La jurisprudence a cependant retenu au cours de cette décennie que la rémunération d’un gérant de SARL est déterminée soit par les statuts, soit par une décision de la collectivité des associés (Cass. com., 25 septembre 2012, n° 11-22754). Pour éviter tout conflit d’intérêts, on comprend qu’il fallait réserver cette compétence à la collectivité des associés plutôt qu’au gérant lui-même. Toutefois, tout risque n’est pas exclu. En effet, la Cour de cassation avait antérieurement décidé que « la détermination de la rémunération du gérant d’une société à responsabilité limitée par l’assemblée des associés ne procédant pas d’une convention, le gérant peut, s’il est associé, prendre part au vote » (Cass. com., 4 mai 2010, n° 09-13205). Par voie de conséquence, lorsque le gérant est associé majoritaire, il ne peut certes pas déterminer sa rémunération comme gérant, mais il peut le faire comme associé majoritaire.
Ces circonstances étaient présentes dans l’affaire au sujet de laquelle la Cour de cassation s’est prononcée dans une décision du 20 février 2019 (Cass. com., 20 févr. 2019, n° 17-12050). En l’occurrence, une SARL était composée de deux associés : le gérant détenait 70 % du capital social et l’autre 30 %. Pour autant, l’article 15 des statuts stipulait que les décisions collectives ne modifiant pas les statuts devaient être prises d’un commun accord.
Entre 2009 et 2011, l’assemblée avait décidé de mettre tous les bénéfices en réserve, ce qui signifiait qu’aucun dividende ne serait versé. En revanche sur la même période le gérant a vu sa rémunération doublée. Ces décisions d’assemblée ont été adoptées non pas d’un commun accord comme le stipulait l’article 15, mais à la majorité des parts sociales, soit par le seul associé détenant 70 % du capital.
L’associé minoritaire demande alors à être indemnisé en invoquant un abus de majorité. Mais surtout, il demande en justice l’annulation des délibérations en se fondant sur la violation de l’article 15 des statuts, ainsi que le remboursement à la société des rémunérations irrégulièrement perçues.
La Cour d’appel de Paris rejette, dans un arrêt du 8 novembre 2016, la demande d’indemnisation en estimant que l’abus de majorité n’est pas constitué. En effet, selon elle, l’absence de distribution de dividendes était une mesure de prudence pour les exercices 2008 et 2009 et justifiée par des faibles bénéfices réalisés en 2010 et 2011 lesquels n’auraient pas permis une distribution significative de dividendes.
En revanche, elle prononce la nullité des délibérations augmentant la rémunération du gérant qui ont été adoptées à la majorité alors que les statuts stipulaient une unanimité.
La décision est cassée tant pour avoir refusé de reconnaître l’existence d’un abus de majorité que pour avoir prononcé la nullité d’une délibération sur la violation des statuts. La décision présente un intérêt au regard des conditions de l’abus de majorité mais aussi en ce qui concerne les conditions d’annulation d’une délibération.
I. Abus de majorité et rémunérations
L’abus de majorité résulte d’une décision prise contrairement à l’intérêt général de la société dans l’unique dessein de favoriser un groupe majoritaire au détriment des minoritaires (Cass. com., 18 avril 1961 ; Cass. com., 22 janvier 1991, n° 89-15725 : Bull. civ., IV, n° 39). Deux conditions cumulatives sont ainsi posées : une décision contraire à l’intérêt social et une rupture d’égalité entre les majoritaires et les minoritaires. Cet abus de droit permet à un associé minoritaire d’obtenir l’indemnisation de son préjudice par l’associé majoritaire en se fondant sur la responsabilité civile de droit commun (C. civ. anc. art. 1382, art. 1240).
Les minoritaires se plaignant d’un abus de majorité en raison d’une mise en réserve systématique des bénéfices annuels et par conséquent d’une absence de distribution de dividendes ont rarement gain de cause. En effet, la mise en réserve permet d’accroître les capitaux propres de la société et de consolider sa capacité d’autofinancement. Elle n’est donc pas contraire à l’intérêt social si bien qu’elle ne remplit pas l’une des conditions de l’abus de majorité. De surcroît, ce ne sont pas seulement les minoritaires qui ne perçoivent pas de dividendes, ce sont tous les associés. La décision ne rompt pas l’égalité entre les associés. Cela dit, les associés majoritaires étant souvent dirigeants, ils trouvent une contrepartie dans la rémunération qu’ils perçoivent à ce titre. C’est pourquoi, ce n’est que dans des circonstances exceptionnelles que l’abus de majorité au sujet de décision de mise en réserve (par ex. : Cass. com 22 avril 1976, n° 75-10735 ; Cass. com., 6 juin 1990, n° 88-19420 et 88-19783 : Bull. civ., IV n° 171).
C’est le constat qu’avait aussi fait la Cour d’appel de Paris qui estimait que la mise en réserve des bénéfices était justifiée d’abord par une attitude prudente et ensuite pas la faiblesse des bénéfices distribuables. Quant à l’augmentation de la rémunération du gérant, elle a été justifiée par le fait qu’il assumait seul ce rôle depuis plusieurs années.
La décision est censurée pour manque de base légale par rapport aux conditions de l’abus de majorité. En effet, il n’était pas possible de justifier la conformité de la mise en réserve des bénéfices en se fondant sur la faiblesse des bénéfices annuels. Si les bénéfices ont diminué, c’est précisément parce que la rémunération du gérant a doublé. L’augmentation décidée la première année constitue une charge d’exploitation pour l’exercice suivant qui s’imputera sur le bénéfice annuel. Ainsi, si la société n’accroit pas ses ressources d’une année sur l’autre, il est clair que le bénéfice ne peut que diminuer si bien qu’il n’y plus rien à distribuer comme dividendes. La décision d’augmenter la rémunération du gérant est donc contraire à l’intérêt social puisqu’elle conduit à réduire considérablement le bénéfice annuel si bien qu’il n’y a que peu de bénéfices à mettre en réserve ou à distribuer. Et cette décision d’augmentation prise par l’associé majoritaire n’est réalisée que dans son propre intérêt puisque lui seul est gérant. On ne peut que saluer le pragmatisme de la Cour de cassation dans ce cas.
II. Non-respect d’une clause statutaire d’unanimité et nullité de la délibération d’augmentation d’une rémunération
La nullité des actes et délibérations qui ne modifient pas les statuts des sociétés commerciales ne peut être prononcée que pour les causes mentionnées par l’article L. 235-1 du code de commerce. Selon cette disposition, la nullité « ne peut résulter que de la violation d’une disposition impérative du présent livre ou des lois qui régissent les contrats. ». S’il est possible d’annuler une délibération sur la violation d’une disposition impérative du livre II de la partie législative du Code de commerce, il est aussi possible de se fonder sur une disposition impérative de la partie réglementaire du livre II à laquelle renvoie la partie législative ou qui fait corps avec elle.
En revanche, la jurisprudence refuse d’annuler une délibération en se fondant sur le non-respect d’une clause statutaire ou du règlement intérieur de la société. Ce principe a été clairement énoncé par l’arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation du 18 mai 2010 (n° 09-14855). Néanmoins, ce même arrêt a aussi posé pour la première fois une exception lorsque les statuts ont « fait usage de la faculté, ouverte par une disposition impérative, d’aménager conventionnellement la règle posée par celle-ci. ». Ainsi, dans une SARL, les dispositions impératives de l’article L. 223-14 du Code de commerce autorisent les associés à prévoir une majorité plus forte que celle prévue par ce texte pour donner un agrément à une cession de parts. Le non-respect de cette majorité statutaire peut conduire à l’annulation de la délibération (Cass. com., 10 février 2015, n° 13-25588).
En l’espèce, le texte en cause était l’article L. 223-29 du Code de commerce qui établit les conditions de majorité requises pour adopter dans une SARL une décision collective qui ne modifie pas les statuts. Sur première convocation, la décision est adoptée par un ou plusieurs associés représentant plus de la moitié des parts sociales. Comme l’associé gérant détenait 70 %, à lui seul, il détenait la majorité requise par ce texte et pouvait décider de la mise en réserve et de l’augmentation de sa rémunération.
Or les statuts prévoyaient que la décision devait être adoptée d’un commun accord. La majorité légale était écartée au profit de l’unanimité statutaire. Mais cette clause d’unanimité était-elle efficace ?
L’associé détenant 30 % devait donner son accord tant pour la mise en réserve que pour l’augmentation de la rémunération du gérant. Or, il apparaît que les délibérations ont été prises par l’associé-gérant détenant 70 %. C’est pourquoi il entend obtenir l’annulation des délibérations.
Pour que la nullité puisse être prononcée, il fallait, d’une part, que l’article L. 223-29 fût une disposition impérative et, d’autre part, que le texte autorisât un aménagement statutaire.
Le contenu de l’article L. 223-29 ne fait pas ressortir que le texte est impératif. On ne trouve pas une formule telle que « toute clause contraire aux dispositions du présent article est réputée non écrite », comme on la trouve dans le dernier alinéa de l’article L. 223-14 précité ou dans le second alinéa de l’article L. 223-30, pour ce qui est des modifications statutaires (Comparer au sujet d’une société civile : Cass. 3e civ., 8 juillet 2015 : n° 13-14348 : Bull. civ., III, n° 81). La formulation employée ne semble pas non plus imposer une obligation ou édicter une interdiction.
Au contraire, le texte autorise certaines stipulations contraires, ce qui serait même de nature à lui dénier le caractère de règle impérative. Si la majorité prévue par le premier alinéa n’est pas obtenue, les associés sont consultés une seconde fois et dans ce cas les décisions sont prises à la majorité des votes émis, quel que soit le nombre des votants. Les statuts peuvent déroger à cette seconde consultation. En revanche, rien n’est dit au sujet de la possibilité de renforcer la majorité prévue par l’article L. 223-29. La Cour d’appel de Paris avait cru déduire du fait qu’il n’était pas interdit de modifier les conditions de majorité qu’il était possible de renforcer cette majorité et de prévoir même l’unanimité. Il est vrai que, au sujet de la révocation du gérant, si pendant longtemps celui-ci ne pouvait être révoqué qu’à la majorité des parts sociales, sans dérogation possible, cette exigence a été assouplie par l’ordonnance n° 2004-274 du 25 mars 2004. L’article L. 223-25 du Code de commerce qui détermine les conditions de la révocation du gérant renvoie désormais à l’article L. 223-29 tout en précisant qu’il est possible de prévoir une majorité plus forte. Pour autant, cela signifie-t-il qu’il est possible de renforcer la majorité pour d’autres décisions ? Et pour ce qui est de la révocation, seule une majorité plus forte peut être stipulée et non pas l’unanimité.
Néanmoins, la jurisprudence admet la validité de clauses statutaires renforçant la majorité requise pour prendre une décision ordinaire dans les SARL (pour une clause de majorité à 60 % des parts sociales : Cass. com., 2 décembre 1997, n° 95-20195). Cette possibilité peut tout simplement s’expliquer par le fait que l’article L. 223-19 n’est pas une disposition impérative en ce qui concerne les conditions de majorité. Et même si elle l’était, elle ne prévoit pas expressément qu’un aménagement de la majorité peut être prévu par les statuts.
Les conditions posées par la jurisprudence faisant défaut, il n’était pas possible d’annuler les décisions de mise en réserve des bénéfices et d’augmentation de la rémunération du gérant en se fondant sur le non-respect de l’unanimité requise par les statuts.