Thomas Schellenberger
Maître de conférences à l’Université de Haute-Alsace
Membre du CERDACC
Quelles mesures de réparation du préjudice écologique climatique imposer à l’Etat après sa condamnation du 3 février 2021 ? C’est la question à laquelle le tribunal administratif (TA) de Paris a répondu le 14 octobre 2021 pour compléter sa précédente décision sur « l’Affaire du siècle »[1] (A LIRE ICI).
Les faits sont les suivants. La France a dépassé de 62 millions de tonnes « d’équivalent dioxyde de carbone » (Mt CO2 eq) le plafond de ses émissions de gaz à effet de serre (GES) pour la période 2015-2018. Or, le non-respect de ce « budget carbone » est susceptible de nuire à l’objectif de réduction de 40% des émissions de GES de la France à l’horizon 2030, cette cible découlant de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques de 1992, de l’Accord de Paris sur le climat de 2015, du Règlement (UE) 2018/842 du 30 mai 2018, de l’article L. 100-4 du code de l’énergie et du décret du 21 avril 2020. Il est par ailleurs prouvé depuis une trentaine d’années que le réchauffement climatique est le résultat des émissions excessives de GES des pays industrialisés dont la France fait partie, et qu’il sera à l’origine de dommages majeurs à court et long terme, menaçant ainsi les conditions de vie futures des êtres vivants sur Terre.
En mars 2019, les associations de défense de l’environnement Oxfam France, Notre Affaire à tous, Fondation pour la Nature et l’Homme et Greenpeace France ont introduit quatre requêtes devant le TA de Paris demandant la réparation du préjudice écologique tiré de la dégradation de l’atmosphère causée par la lenteur de la politique climatique du Gouvernement.
Ces associations ont demandé à ce que le tribunal enjoigne aux autorités compétentes de prendre toutes les mesures nécessaires pour réparer le préjudice écologique allégué et pour faire cesser son aggravation pour l’avenir, sous astreinte d’un montant de 78 537 500 euros par semestre de retard. De son côté, l’Etat soutenait qu’il avait d’ores et déjà pris les mesures destinées à compenser le dépassement du budget carbone 2015-2018.
Dans son jugement du 3 février 2021, le TA de Paris a condamné l’Etat pour préjudice écologique puis a ordonné avant-dire droit un supplément d’instruction afin de déterminer l’étendue du préjudice à réparer et les mesures à imposer à l’Etat.
Le jugement du 14 octobre 2021 se prononce donc sur ces points. Le tribunal adresse en l’espèce une injonction à l’Etat de mettre en œuvre avant le 31 décembre 2022 les actions de réduction des GES nécessaires pour compenser le surplus de CO2 émis par la France à hauteur de 15 Mt de CO2 eq. La demande d’astreinte est néanmoins rejetée. Considérant qu’une partie de l’excédent de 62 Mt CO2 eq d’émissions de carbone à l’origine du préjudice avait déjà été compensée par une réduction des émissions de la France à la date du jugement, le TA de Paris ordonne à l’Etat de réparer le préjudice écologique à hauteur des 15 Mt CO2 eq de surplus non compensé.
Constituant l’aboutissement d’une année de jurisprudence climatique (I) le jugement du 14 octobre 2021 contribue ainsi à la réparation du premier préjudice écologique reconnu à l’encontre de la puissance publique en France (II).
I. L’aboutissement d’une année de jurisprudence climatique
Les douze derniers mois ont été jalonnés par quatre interventions pionnières de la justice administrative dans deux dossiers concernant le climat :
- Le 19 novembre 2020, Conseil d’Etat, Commune de Grande Synthe, n°427301.
- Le 3 février 2021, Tribunal administratif de Paris, Oxfam France et autres, n°1904967.
- Le 1er juillet 2021, Conseil d’Etat, Commune de Grande Synthe, n°427301.
- Le 14 octobre 2021, Tribunal administratif de Paris, Oxfam France et autres, n°1904967.
L’affaire « Commune de Grande Synthe », qui repose sur un recours pour excès de pouvoir, et la requête « Oxfam France et autres », surnommée « l’affaire du siècle » et relevant du contentieux de la responsabilité, ont un point de départ commun : le non-respect par la France du premier plafond d’émissions de GES qu’elle s’est fixé 2015-2018, ainsi que sa manifeste difficulté à respecter sa trajectoire de réduction de 40% de ses émissions de GES d’ici à 2030.
A. Le contrôle contentieux de la trajectoire de réduction des émissions de carbone de la France
Avec l’arrêt Cne. de Grande-Synthe du 19 novembre 2020, le Conseil d’Etat a décidé d’exercer un contrôle de légalité sur la trajectoire de maîtrise des GES de la France[2]. La question était celle de savoir si le juge pouvait anticiper le non-respect futur par l’administration de cette trajectoire en jugeant dès à présent sa lenteur illégale et en lui ordonnant d’infléchir sa courbe d’émissions de carbone avant le terme fixé pour atteinte l’objectif.
D’une part, le juge a considéré en l’espèce que les objectifs de réduction des GES que la France s’est fixés en vertu de ses engagements internationaux (Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques de 1992, Accord de Paris sur le climat de 2015), européen (Règlement (UE) 2018/842 du 30 mai 2018) et interne (article L. 100-4 du code de l’énergie), constituaient des normes contraignantes. Il en résulte que l’objectif de réduction de 40% des émissions de GES pour 2030 s’impose à l’administration et est invocable devant le juge pour contester la lenteur de l’exécutif en la matière.
D’autre part, le juge a décidé d’exercer un contrôle du respect par la puissance publique de son obligation d’atteindre un objectif normatif dans le futur. Afin d’apprécier le caractère réaliste de la trajectoire de réduction des GES de la France, et de décider ou non de lui ordonner de réduire ses émissions de carbone, le Conseil d’Etat a néanmoins ordonné un supplément d’instruction pour permettre à l’Etat de démontrer la crédibilité de sa trajectoire de maîtrise des GES.
C’est à la suite de ce supplément d’instruction qu’est intervenue la deuxième décision Commune de Grande Synthe du 1er juillet 2021.
B. L’obligation de prendre des mesures supplémentaires
Dans l’arrêt du 1er juillet 2021, il s’agissait pour le Conseil d’Etat d’une part de savoir si des mesures effectives avaient été prises par l’Etat pour freiner les émissions françaises de GES, et d’autre part de déterminer le contenu d’une éventuelle injonction à adresser à l’exécutif.
Le Conseil d’Etat a donc comparé les émissions de GES françaises sur 2019 et 2020 avec la trajectoire de réduction tracée par les quatre budgets carbone prévus entre 2015 et 2033. Deux constats en sont ressortis. D’un côté, les résultats sur 2019 ont été jugés faibles par rapport aux objectifs de baisse précédents et surtout aux cibles futures. De l’autre, il a été souligné que la baisse sensible des émissions pour 2020 s’expliquait « dans une large mesure par les effets du confinement sur l’activité et [devait], ainsi que l’a notamment relevé le Haut conseil pour le climat (HCC), être regardée comme « transitoire » et « sujette à des rebonds » ».
Le Conseil d’Etat en a conclu que la politique climatique actuelle de la France ne permettait pas « de garantir que la trajectoire fixée pour atteindre les objectifs de 2030 pourra être respectée ». En toute logique, le juge n’a pas tenu compte de la réduction fortuite des émissions de GES de la France due aux confinements sanitaires de 2020 pour apprécier la crédibilité de sa politique climatique même si, de fait, cela a conduit à une baisse des émissions de carbone. « La réduction des émissions de gaz à effet de serre continuait à être trop lente et, en tout cas, insuffisante pour permettre d’atteindre les plafonds fixés par les budgets carbone en cours et futurs », a indiqué le Conseil d’Etat en mentionnant le rapport annuel 2020 du Haut Conseil pour le Climat.
Précisant que « sur la base des seules mesures déjà en vigueur, les objectifs de diminution des émissions de gaz à effet de serre fixés pour 2030 ne pourraient pas être atteints », le Conseil d’Etat a ordonné au Gouvernement de prendre les mesures permettant d’infléchir la courbe des émissions de GES de la France avant le 31 mars 2022. Cette date pourrait permettre en particulier la mise en application de la loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, loi non encore adoptée au moment de la décision du Conseil d’Etat du 1er juillet.
L’issue de l’affaire « Commune de Grande-Synthe » ne sera donc connue qu’après ce délai de neuf mois, au terme duquel le Conseil d’Etat aura à apprécier l’effectivité et l’efficacité de la politique climatique française.
Parallèlement, dans « l’Affaire du siècle », jugée en première instance par le TA de Paris le 3 février 2021, l’Etat a été condamné pour préjudice écologique en raison de la lenteur de sa politique climatique.
C. La condamnation de l’Etat pour préjudice écologique
Le préjudice écologique a été reconnu pour la première fois devant une juridiction administrative le 3 février 2021. Faisant une application directe de l’article 1246 du Code civil selon lequel « toute personne responsable d’un préjudice écologique est tenue de le réparer », le juge a imputé la responsabilité d’un préjudice écologique climatique à l’Etat, tirant les conséquences de l’article 4 de la Charte de l’environnement selon lequel « toute personne doit contribuer à la réparation des dommages qu’elle cause à l’environnement, dans les conditions définies par la loi ».
La matérialité de ce préjudice résidait dans le fait que la dégradation du climat planétaire portait atteinte aux écosystèmes et à l’Homme. Quant à la carence fautive de l’Etat, elle découlait de la violation de son obligation de lutte contre le changement climatique, et plus spécifiquement du non-respect du budget carbone 2015-2018. Selon le tribunal, cela démontre le fait que l’Etat « n’a pas ainsi réalisé les actions qu’il avait lui-même reconnues comme étant susceptibles de réduire les émissions de gaz à effet de serre ». Il a en outre été précisé dans le jugement que le fait que l’Etat atteigne in fine son ultime objectif de réduction des GES de -40% en 2030, en suivant la courbe tracée par les quatre budgets carbone, ne l’exonérait pas de sa responsabilité pour la période 2015-2018. Le juge a en effet retenu que la faute de l’Etat « engendre des émissions supplémentaires de gaz à effet de serre, qui se cumuleront avec les précédentes et produiront des effets pendant toute la durée de vie de ces gaz dans l’atmosphère, soit environ 100 ans, aggravant ainsi le préjudice écologique invoqué ».
En définitive, le juge a reconnu que cette lenteur de l’Etat était une cause déterminante du préjudice écologique invoqué. La responsabilité de l’Etat a donc été retenue, mais le prononcé des mesures de réparation en nature, laquelle est prescrite par l’article 1249 du Code civil, n’aura lieu qu’après un supplément d’instruction, qui a donné lieu à la décision du TA de Paris du 14 octobre 2021.
II. La détermination des mesures de réparation du préjudice écologique climatique
En se prononçant sur les mesures de réparation du préjudice écologique à imposer à l’Etat, le TA de Paris contribue à réparer le préjudice climatique mais dans des limites tenant à l’étendue du préjudice réparable (A) et à la nature des mesures de réparation (B).
A. L’étendue du préjudice réparable
La question en l’espèce est de savoir si le préjudice né du dépassement du budget carbone 2015-2018 perdure à la date du jugement et s’il a déjà fait l’objet de mesures de réparation depuis la date du recours contentieux formé en avril 2019. Le juge cherche ainsi à déterminer la part du préjudice réparable au moment du jugement, car l’administration ne peut traditionnellement pas être condamnée à réparer un préjudice déjà partiellement ou totalement réparé. « Outre l’obstacle de principe, tenant à l’inexistence du préjudice invoqué devant le juge, ce principe résulte de l’interdiction de faire bénéficier le requérant d’un enrichissement indu (CE 10 juill. 1972, Melle Castelli, Lebon 550) et de faire supporter à l’Administration une dépense injustifiée », expliquent François Séners et Florian Roussel[3].
Ainsi, après avoir rappelé que le plafond d’émissions de GES fixé par le budget carbone 2015-2018 a été dépassé de 62 Mt CO2 eq, le tribunal identifie les baisses d’émissions ayant eu lieu en 2019 et 2020, dès lors qu’elles sont susceptibles diminuer la part du préjudice réparable par l’Etat.
Le juge fait par conséquent le constat suivant :
- Excédent de carbone émis par rapport au budget carbone 2015-2018 : 62 Mt CO2
- Déficit des émissions de GES en 2019 par rapport à la part annuelle indicative : -7 Mt CO2 eq
- Déficit des émissions de GES en 2020 par rapport à la part annuelle indicative : -40 Mt CO2 eq
En déduisant les déficits 2019 et 2020 de l’excédent constaté pour 2015-2018, le juge estime qu’une compensation totale de 47 Mt CO2 eq a déjà eu lieu et peut donc être déduite du préjudice écologique initial. D’où la conclusion selon laquelle le préjudice réparable restant à la charge de l’Etat s’élève à 15 Mt CO2 eq :
« s’il y a lieu de prendre en compte cette diminution des émissions de gaz à effet de serre à hauteur de 47 Mt CO2 eq en tant qu’elle permet, pour partie, de réparer en nature ce préjudice écologique, il y a également lieu de constater que ce préjudice perdure à la date du présent jugement, à hauteur de 15 Mt CO2 eq ».
Si cette approche par compensation semble conforme par ailleurs à l’article 1249 du Code civil qui dispose que « l’évaluation du préjudice tient compte, le cas échéant, des mesures de réparation déjà intervenues », elle reste questionnable sous deux angles. En premier lieu, il convient de souligner le fait que la baisse de 40 Mt CO2 eq constatée en 2020 est le fait d’une baisse d’activité due aux confinements sanitaires. Totalement fortuite, cette réduction est donc sans rapport avec l’action de la puissance publique pour le climat. Dans ces conditions, l’engagement de la responsabilité de l’Etat devant le juge perd ici de sa dimension punitive et donc de son effet dissuasif. On peut s’interroger en second lieu sur le fait que le refus classique du juge de faire indemniser par l’administration un préjudice déjà réparé repose sur le risque d’un enrichissement indu pour le requérant et de dépenses injustifiées pour l’administration, dans le cadre traditionnel de la réparation par équivalent. Or dans le cas du préjudice écologique jugé en l’espèce, ces risques ne se présentaient pas.
B. Les mesures de compensation en nature du préjudice climatique
Faisant suite à sa décision du 3 février 2021, le TA de Paris fonde son appréciation sur l’article 1249 du code civil pour fixer l’injonction de réparation en nature à l’adresse de l’Etat.
La difficulté réside ici dans le fait que le dépassement du budget carbone 2015-2018 possède un caractère continu et cumulatif, autrement dit difficilement réversible, dès lors qu’il a « engendré des émissions supplémentaires de gaz à effet de serre, qui s’ajouteront aux précédentes et produiront des effets pendant toute la durée de vie de ces gaz dans l’atmosphère, soit environ 100 ans ». Il s’agissait donc pour le juge d’ordonner à l’Etat des mesures propres à faire cesser le préjudice écologique mais il convenait également que ces mesures soient mises en œuvre dans un délai suffisamment bref pour prévenir l’aggravation des dommages constatés. Le tribunal ordonne en conséquence que la réparation du préjudice s’élevant à 15 Mt CO2 eq soit effective au 31 décembre 2022 au plus tard. A ce stade, cette injonction n’est assortie d’aucune astreinte. L’Etat est donc tenu de prendre des mesures effectives de compensation, dont il appréciera discrétionnairement le contenu, avant la fin de l’année 2022. A cette échéance, les 15 Mt CO2 eq devront avoir été effectivement compensées par l’administration, ce qui exclut les simples projections de réduction de GES.
Il reste que la réparation du préjudice écologique dans cette affaire relève d’une approche uniquement compensatoire et donc limitée s’agissant de la prise en compte des conséquences irréversibles du changement climatique déjà constatées sur certains éléments des écosystèmes. Selon Julien Bétaille en effet, « même si le juge ordonnait à l’Etat (…) de compenser le surplus d’émissions à l’origine de la faute, cela n’aurait pas pour effet de réparer les préjudices écologiques passés, du moins pas les préjudices purement écologiques secondaires. En d’autres termes, la réduction des émissions ne va pas faire renaître de ses cendres un écosystème ou une espèce disparue »[4].
En définitive, le juge administratif surveillera la mise en œuvre de la politique climatique française dans les mois à venir, et notamment la mise en application de la loi « climat et résilience » du 22 août 2021. Si les efforts de la puissance publique portent leurs fruits, l’Etat échappera à la censure de ses décisions par le juge de l’excès de pouvoir dans l’affaire Commune de Grande Synthe ; et sera considéré comme ayant compensé le préjudice écologique découlant du dépassement du budget carbone 2015-2018 dans « l’Affaire du siècle ». Dans les deux cas, l’efficacité de l’administration pourra protéger l’Etat d’une éventuelle condamnation sous astreintes. Ces deux décisions de justice contraignent incontestablement l’administration à agir pour la cause environnementale, que le Conseil d’Etat considère comme l’un « des enjeux les plus fondamentaux auxquels l’humanité est confrontée »[5], posant ainsi les jalons de ce qui deviendra certainement le contentieux du siècle.
[2] S. Hoynck, « Le contrôle des engagements climatiques du Gouvernement par le Conseil d’État », Énergie – Environnement – Infrastructures n° 1, Janvier 2021 ; « La trajectoire de réduction des émissions de GES contrôlée…par le juge », Droit de l’environnement, n°295 p. 392 ; H. Delzangles, « Le « contrôle de la trajectoire » et la carence de l’Etat français à lutter contre les changements climatiques », AJDA, 25 octobre 2021, n°36, p. 2115.
[3] F. Séners et F. Roussel, « Préjudice réparable », in Répertoire de la responsabilité de la puissance, Dalloz, 2019, point 41.
[4] J. Bétaille, « Le préjudice écologique à l’épreuve de l’Affaire du siècle : un succès théorique mais des difficultés pratiques », AJDA, 8 novembre 2021, n° 38, p. 2228.
[5] Conseil d’Etat, avis sur le projet de loi constitutionnelle pour un renouveau de la vie démocratique, 20 juin 2019, N° 397908, NOR : JUSX1915618L.